Article publié en 1967 dans la Revue Forestière Française, n° 12, p 737 - (télécharger la version .pdf - 565 k)
De l'emploi des "modèles réduits" en
sylviculture
par Louis ROUSSEL
De nombreux et importants articles sont, périodiquement, consacrés
dans cette Revue à la production des chênes de qualité.
Leur grand intérêt économique, les cours élevés
qu'atteignent leurs bois, justifient amplement ce genre d'études. On
pourra se reporter très utilement à tout ce qu'ont écrit
récemment sur ce sujet SILVY-LELIGOIS, VINEY, PARDÉ, COCHET, LORNE
et PEES notamment.
Mais, quand on envisage l'âge que doivent atteindre les meilleurs de
ces chênes pour manifester pleinement leurs brillantes possibilités,
âge qui atteint parfois 2 ou 3 siècles, on réalise les difficultés
rencontrées pour déterminer si le facteur le plus important a
été l'espèce (rouvre ou pédonculé), la race,
ou bien la station, ou bien, encore, le traitement. On peut évidemment
admettre que tous ces éléments sont intervenus, mais il est, de
toutes façons, presque impossible de retracer l'histoire des diverses
opérations culturales, des variations multiples du microclimat qui, agissant
sur des sujets d'une espèce et d'une race donnée, dans un sol
bien déterminé, ont produit, au bout de 250 années, les
magnifiques chênes de tranchage, par exemple, si recherchés des
utilisateurs.
Une façon simple d'approcher le problème consiste, peut-être, à étudier minutieusement des chênes âgés de quelques années seulement, de race identique, cultivés dans un sol uniforme, mais où des différences, artificiellement établies dans le microclimat, permettront, on le présume, de déceler des différences de structure manifestes. Ces différences pourront alors être comparées avec celles, déjà bien étudiées, qui existent entre des chênes adultes, à bois relativement grossier, comme on en obtient, par exemple, dans les taillis-sous-futaie classiques - et des chênes à bois beaucoup plus fin, élevés, en futaie constituée. On pourra peut-être ainsi obtenir des renseignements approximatifs sur l'influence du seul traitement.
FIG. 1. Chênes pédonculés non protégés âgés
de 4 ans, avec l'indication approximative des niveaux atteints aux âges
indiqués (quadrillage de 0,15 m de côté). (Cliché H.
Roussel.)
Les jeunes chênes que nous avons utilisés pour cette comparaison sont des pédonculés - ce qui n'est peut-être pas le meilleur choix - provenant de semis d'un an récoltés sous un porte-graines isolé de taillis-sous-futaie, en Champagne humide. Repiqués en quinconce, ils ont été, pour certains d'entre eux, abrités de la lumière horizontale par des manchons de poterie (voir R.F.F., février 1965). L'histoire de ces chênes, au nombre de 30, peut être résumée ainsi :
Les uns (18 sujets), après une année de croissance en semis,
ont vécu 3 ans, bien isolés, en plein découvert. Les autres
(12), après un an de croissance en semis également, ont été
protégés de la lumière horizontale pendant la 2e
année par un manchon de poterie (0,35 m de hauteur environ) - pendant
la 3e année par 2 manchons de poterie superposés (0,70
m de hauteur environ). La 4e année s'est déroulée avec
le même abri latéral (2 manchons superposés).
On a constaté un allongement très net des chênes protégés,
surtout pendant la 3e année, où ils ont été
" obligés " de faire une pousse de 0.40 m de longueur au moins,
alors que la longueur de la pousse des sujets non protégés n'était
que de 0,10 à 0,15 m (fig. n° 1 et 2).
FIG. 2. Chêne pédonculé protégé âgé de 4 ans, avec l'indication approximative des niveaux atteints aux âges indiqués (quadrillage de 0,15 m de côté). (Cliché H. Roussel.)
L'examen morphologique de ces deux sortes de chênes, ainsi que microscopique des coupes (transversales au voisinage du collet - radiales et tangentielles au milieu du segment le plus intéressant, celui de la 3e année), permettent, grâce à quelques mesures histologiques et cytologiques, de dresser le tableau suivant :
Ainsi donc, en reproduisant artificiellement, et en les exagérant, certaines des conditions de l'environnement, on arrive à provoquer, chez des sujets vraisemblablement de même race, en sol identique, des différences de structure qui se raccordent assez bien pensons-nous, avec celles que l'on enregistre, de façon classique, entre les chênes de haute futaie et ceux de taillis-sous-futaie typiques (fig. n° 3 et 4).
FIG. 3. Coupes transversales (C. Tr.) dans la partie inférieure de la tige de chênes pédonculés de 4 ans, non protégé (témoin) et protégé. (Dessins à la chambre claire d'après des coupes effectuées - au C.N.R.F. par H. POLGE.)
FIG. 4. Coupes
radiales (C. R.) et tangentielles (C. Tg.) effectuées au milieu du segment
formé la 3e année, chez des chênes pédonculés
de 4 ans, non protégé (témoin) et protégé.
(Dessins à la chambre claire d'après
des coupes effectuées au C.N.R.F. par H. POLGE.)
En effet, tous les caractères des chênes protégés :
fût élancé, cime assez réduite, volume du bois de
tige plus élevé que celui des racines, accroissements fins et
riches en vaisseaux de printemps (surtout pendant la 3e année
de croissance où ces chênes ont été " incités
" à se développer en hauteur), rayons ligneux minces et relativement
peu abondants, se retrouvent chez les chênes adultes de bonne qualité
élevés en futaie. Et les caractéristiques inverses, obtenues
avec des sujets de même origine non protégés latéralement,
sont, au bout de 4 années, assez semblables à celles des chênes,
bien isolés, dans les taillis-sous-futaie.
Pour les sujets en expérience, il est évident que le traitement a été le facteur déterminant pour la production d'un matériau dont les caractères histologiques sont voisins de ceux d'un chêne de qualité.
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Une remarque intéressante peut être faite en ce qui concerne les
effets physiologiques de la protection latérale, qui intervient notamment
en réduisant fortement la composante horizontale du rayonnement. La croissance
en longueur se poursuit pendant environ un mois après que l'extrémité
de la tige a atteint le niveau du bord supérieur du manchon protecteur,
et ce dépassement atteint parfois dix centimètres et plus. L'abri
latéral entraîne une majoration du nombre des cellules produites
plutôt qu'une augmentation de leur longueur.
D'une façon générale, ces faits sont en accord avec la
théorie classique de CHOLODNY-WENT sur les réactions de croissance
des végétaux à la lumière : ce facteur intervenant
pour détruire, inactiver, ou déplacer les substances de croissance
de nature auxinique. Mais si l'on entre dans le détail, on doit reconnaître
que le processus d'élongation des chênes (et des très jeunes
résineux pendant leur période phototropique) ne se déroule
pas exactement de la façon décrite chez le coléoptile,
ou très jeune axe primitif des graminées en cours de germination.
En effet, la zone sensible à la lumière, et à l'ombre,
semble s'étendre très en dessous de l'extrémité
de l'axe en cours de croissance. On peut penser à une inhibition assez
générale des auxines tout le long de la jeune tige du sujet bien
éclairé - et, également, à un ralentissement de
l'activité constructrice des cellules des assises génératrices,
quand elles sont directement soumises à une lumière trop
intense. Ceci est du reste assez conforme aux résultats, peu connus,
des expériences de GUTTENBERG (1959) qui sont repris et commentés
par SAUBERER et HARTEL dans leur excellent ouvrage de synthèse "
Pflantze und Strahlung ".
La multiplication du nombre des cellules du segment du sujet protégé (et non leur seul allongement, observé chez le coléoptile d'avoine ombragé), est aussi à souligner. Il s'agit probablement ici d'un transfert des " facteurs trophiques de croissance " (CHAMPAGNAT), puisque l'on enregistre, corrélativement avec l'allongement de l'axe principal, une diminution du volume de l'appareil radiculaire, et de la largeur, an voisinage du collet, du cerne correspondant à l'année de cet allongement. Dans le plan de construction du végétal ligneux, priorité semble donc être donnée à la formation du segment annuel ; les " péripéties " qui marquent l'histoire de son environnement s'inscrivent, par contre, dans la partie inférieure des tiges.
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Un petit problème pour terminer, au sujet du qualificatif à appliquer
aux jeunes chênes protégés. Doit-on les considérer
comme des " végétaux étiolés " ? Nous
ne le pensons pas. L'étiolement, du reste mal défini, caractérise
à notre sens des plantes grêles développées à
l'ombre, sous une lumière réduite peu favorable à la nutrition
carbonée, mais trop faible pour réduire sensiblement leur croissance.
On constate aussi souvent, dans ce cas, une décoloration des appareils
foliacés.
Ici, nous avons maintenu les appareils foliacés dans une lumière suffisante à une photosynthèse normale, mais nous avons réduit la lumière horizontale qui vient, on le présume, freiner la multiplication et l'allongement cellulaires déterminant la croissance des petits arbres. En somme, nous avons reproduit, en les exagérant un peu, les conditions de lumière qui règnent dans une jeune futaie régulière et dense de chênes, dont les cimes sont bien exposées à la lumière, mais dont les tiges et les branchages s'ombragent réciproquement. Disons donc que nous fabriquons ainsi des arbres " allongés ", évitant le terme péjoratif " d'étiolés ", qu'il serait vraiment inamical d'appliquer, par extension, à nos précieux chênes de futaie.
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En résumé, il semblerait donc
possible, par le biais des " modèles réduits " d'approcher
certains problèmes complexes de sylviculture, ,comme celui de la production
des chênes de qualité.